L’homme qui murmurait …
AnimaVinum (vins fins et de terroir) sélectionne des vins de vignerons engagés dans des démarches respectueuses. Notamment Jean-Yves Devevey, vigneron sur la Côte Chalonnaise, à Demigny (labour à cheval, bio, biodynamie) ou Sylvain Pataille, vigneron à Marsannay-la-Côte (labour à cheval, biodynamie).
Article original publié en 2016 – à relire avec plaisir
Après deux années aux champs, le cheval de trait Comtois a le trac. Sous une mèche blonde, un œil craintif attend les ordres calmes de Julien. Pas évident pour un ancien étalon encore vigoureux de renoncer au galop et de s’astreindre à marcher avec le pas d’une danseuse entre les lignes interminables des parcelles bourguignonnes. La silhouette robuste attelée au van, la robe brune épaissie avec l’arrivée de l’hiver, le tempérament sanguin, Astre se prépare à retourner aux vignes. Julien Carroué, d’une voix à peine contrastée, lui parle, comme on parlerait à un enfant.
“Allez. A droite. Un pas. Bien, tu es un bon gamin.”
La similitude entre les deux silhouettes est saisissante quand s’amorce le travail de labour. Non pas par leur taille ni leur poids qui doit être d’une différence de dix fois. Mais une symbiose s’enclenche entre ces deux corps, semblables à des lianes, dont le labeur, énergique et puissant, ne va pas de soi. C’est un test, un essai. Le dressage est un moment d’écoute autant que de tension, les deux tempéraments se mesurent l’un à l’autre sans friction, s’apprivoisent.
Chaque mot est posé l’un après l’autre. Julien Carroué en est à son second essai avec Astre. Lui, il a 36 ans et un passé qui mériterait un biopic par un réalisateur de cinéma indépendant. Son histoire, c’est le genre d’histoire qui se déroule le long d’une route et qui se prolonge par un retour au bercail, sur les traces de la tradition. Mégot au coin des lèvres. Inspiration des années 50, comme ses outils, dont il prend soin. Dans sa première vie, il a fait du rock. Il a bouclé durant dix années une carrière plutôt réussie à Paris, et puis, le vent l’a soufflé et il s’en est revenu en Bourgogne, retrouver ses origines, à Auxerre.
« Je ne suis pas né dans le cheval »
Il est revenu à la terre par le chemin des vignes. Parce qu’en Bourgogne, un saisonnier c’est souvent un vendangeur, il a commencé ainsi et a continué en tant qu’ouvrier. Et puis, il a voulu savoir comment on faisait le bon vin, le vrai vin, le vin traditionnel. Il est devenu apprenti et a appris de Sylvain Pataille, à Marsannay-la-Côte. Là il a attrapé le virus et a continué ses études dans un centre d’apprentissage spécialisé. Au CFPPA (Haut-Doubs), il a rencontré Jean-Louis Cannelle, dont il a reçu les enseignements durant un cycle où il a appris à maîtriser toutes les ficelles de la locomotion, la psychologie, la santé, l’alimentation du cheval et le travail du sol, l’attelage, le débardage.
« Dans la région, nous avons la chance de pouvoir pratiquer la traction animale en étant rémunéré correctement. Pour moi, c’est l’énergie du futur. J’espère bien qu’un jour, il n’y aura plus de fuel. » Pour Julien, l’important, c’est la préservation du savoir-faire, de la fabrication des charrues au savoir monter un cheval. La préservation des petits paysans aussi. « En choisissant la traction animale, j’espère participer à leur retour dans les terres. Depuis 20 ou 30 ans, on remarque un retour en grâce du cheval de labour. »
Le retour des paysans
Buttage, passage de griffe, décavaillonnage inter ceps, à son avis, le travail d’un cheval vaut mieux que celui d’une machine, même économiquement. « A hauteur de 10 000 euros l’hectare (sans l’investissement lourd de départ et sans la maintenance obligatoire sur machine) je ne suis pas sûr que cela coûte bien plus cher… »
Julien Carroué a créé son entreprise en 2016, il effectue son travail de précision sur des domaines renommés, donc pas question de casser un pied de vigne sur un terroir de Grand Cru. Aujourd’hui, le voilà face à quelques rangs de vigne, ceinturé à sa bête, concentré.
Astre est vigoureux, il met toute l’intensité de sa force lorsqu’il tire la charrue. Le départ est brutal, Julien le raisonne. La terre est molle et amoureuse, elle s’accroche aux lames et rend le travail plus difficile. Astre bombe le dos, relève l’encolure et fournit des efforts qui le font rapidement suer à grosses gouttes, lesquelles s’évaporent dans l’air glacial par bouffées. Julien suit le même mouvement, se contracte, retient les rennes, met tout son poids en arrière et lui intime ses ordres doucement, le visage luisant.
A l’horizon, le soleil s’apprête à se retirer pour aujourd’hui, et délivre lui aussi sa dernière énergie. L’ellipse rougeoyante flotte dans un ciel corail, puis jaunissant. Les étourneaux goulus s’envolent par centaines dans une ronde et quitteront bientôt les vignes pour voler vers le sud.
Le cheval, une philosophie de vie
La lame fend la terre comme l’avant d’un navire écarte les eaux et éclabousse de chaque côté. « Je travaille avec de vieux outils. Cette charrue doit dater des années 1950 », précise Julien Carroué, dont le style vestimentaire est soigneusement calqué sur l’époque. « Ils sont mieux faits à mon avis, plus costauds. Et puis, il est de plus en plus difficile de trouver des constructeurs de ce genre de matériel. » Lui, il fonctionne en quasi autonomie entre labour des vignes, un peu de maraîchage, de travail en champ, il cultive avec ses chevaux l’alimentation qu’il leur donne ensuite. Cela permet aux chevaux de changer de la vigne qui est pour eux une tâche rébarbative, où ils sont enserrés entre deux rangs à faire des allers et retours.
Avec Julien, tout est au plus près de la tradition et de la simplicité quand elle est au service d’une certaine efficacité sur la durée : « Pour Astre, j’ai préparé un mélange d’avoine et d’orge. Je n’aime pas nourrir mes bêtes avec de l’alimentation toute faite, aux vitamines de synthèse. Là, j’ai adapté sa nourriture à son effort et son tempérament : il est plutôt sanguin, plein d’énergie, donc le mélange va lui permettre de supporter un effort lent mais constant et de ne pas susciter d’excès de chaleur chez lui. »
Une demi-heure passe, les rangs de la vigne de Sylvain Pataille sont labourés parfaitement et Julien Carroué se félicite : « Nous avons fait des progrès, en une heure de séance, j’ai senti que quelque chose s’était passé, la confiance a grandi entre nous. »